Breaking news : Air India commande 470 avions à Airbus et Boeing

Légitimité, impact et fair travel

Air India bat un record historique en promettant d’acheter 250 Airbus et 220 Boeing [6]. Airbus, Boeing, Macron, Modi et Biden sont ravis. Mais qu’en est-il des autres ? Tout le monde considère-t-il qu’il s’agit d’une « bonne nouvelle » ? La plupart des parties prenantes, si ce n’est toutes, bénéficieront-elles de cet accord à 70 milliards de dollars ?
Cbalance, une entreprise indienne qui travaille à la mise en place d’outils et de stratégies pour l’intégration des impacts environnementaux par les institutions et les entreprises, a rédigé cet article avec Les Ateliers Icare.

Aperçu via Flight Radar 24 le 24 avril 2023 : avons-nous besoin de 470 avions en plus ?

Selon les Nations unies, 840 millions de personnes survivent avec moins de 2 dollars par jour. Compte tenu de cette information, vous ne serez pas surpris d’apprendre que seuls 1 % des ménages voyagent sur 45 % des vols en Inde [2]. Le secteur de l’aviation répond aux besoins de l’élite tout en désavantageant les autres, en particulier les personnes marginalisées qui subissent les effets néfastes des injustices socio-écologiques catalysées par l’aviation, qui se manifestent par la perte des moyens de subsistance et des habitats des populations autochtones, l’augmentation de la pollution, des problèmes de santé et des catastrophes climatiques, parmi d’innombrables autres.  En outre, la légitimité de cet accord est également contestée, étant donné que les représentants élus et les médias indiens n’ont pas réussi à lancer un débat public sur cette commande qui bouleverse la planète. Notre examen de 100 débats et 400 questions relatives à l’aviation civile soulevées par les membres du Parlement à la Chambre des représentants, connue sous le nom de « Lok Sabha », au cours de l’année écoulée (2022-2023), corrobore et confirme notre évaluation selon laquelle la question de la nécessité pour Air India d’une commande spectaculaire d’avions n’a pas fait partie d’un discours politique transparent. Il semble incontestable que cet commande n’a pas été le résultat d’un processus législatif crédible et transparent pour l’intérêt général des citoyens indiens. La genèse et l’impératif économique auxquels cet arrêté fait allusion se situent ailleurs, dans des domaines plus insaisissables du pouvoir industriel-capitaliste et de la prise de décision opaque qui exclut la justice écologique et climatique. La nature de ces « bonnes nouvelles » exige incontestablement un examen approfondi [7].

L’examen d’un journal national indien, le « Times of India », à la recherche d’articles relatifs à l’aviation civile sur une période d’un an (février 2022-février 2023), a permis de trouver environ 1 123 articles relatifs à Air India. Parmi ces articles, environ 19 articles parlaient principalement de l’augmentation du nombre d’avions et de voyages, de l’expansion de la compagnie aérienne par le biais d’accords et du remplacement des vieux avions. Six autres articles étaient des pré-annonces concernant les plans d’expansion d’Air India pour acheter des avions Airbus et Boeing, l’un d’entre eux parlant principalement de l’efficacité énergétique des nouveaux avions. Les autres articles étaient principalement liés à la croissance, à des solutions technologiques, à la rénovation des flottes, à l’augmentation des tarifs, aux opérations d’Air India telles que les retards de vols, les problèmes pendant les vols, les atterrissages d’urgence dus à des problèmes techniques, etc [15]. Aucune référence n’a été trouvée sur une étude indépendante, ou même sur un livre blanc du gouvernement, qui aurait souligné la nécessité de cette augmentation fulgurante de la taille de la flotte d’Air India. Les médias donnent clairement la priorité à d’autres aspects de l’accord, tels que ses implications économiques et politiques, plutôt qu’à son impact sur l’environnement.

Une bonne nouvelle pour qui ?

D’un côté, les travailleurs du secteur de l’aviation pourraient considérer cette commande comme un bon signe pour leur emploi, mais ils comprennent aussi qu’ils devront travailler plus dur et plus longtemps pour la rendre possible. À cet égard, Airbus écrit que les cadences de travail doivent augmenter. Compte tenu du contexte concurrentiel, leurs homologues de Boeing devront faire de même. De ce point de vue, la nouvelle est déjà moins bonne pour les travailleurs qui se remettent tout juste de la crise due au Covid et de la perte de conditions de travail relativement bonnes. L’industrie aéronautique et les décideurs français ont un discours similaire : « Nous fournissons de bons emplois », et « Nous assurons le progrès et le profit pour vous tous », mais à qui se réfèrent-ils ? La région Occitanie, où Airbus est notamment basé, dépend fortement de l’industrie aéronautique mais est l’une des régions les plus pauvres de France [16]. On peut se demander si cette commande profitera réellement à « tous » ou seulement à quelques privilégiés socio-économiques. 

La commande représente également environ un milliard de tonnes d’équivalent CO2 qui seront générées au cours des 30 prochaines années (durée de vie des avions, l’ensemble de l’aviation a émis 1 gigatonne d’équivalent CO2 en 2019 [17]). Cet accord ne peut pas être une « bonne nouvelle » pour les Indiens, les Européens, les Américains et les autres humains et non-humains qui devront faire face aux impacts présents et futurs de la pollution atmosphérique. Dans ce contexte et sachant que l’Inde est actuellement le troisième pollueur mondial [3], il est essentiel de remettre en question la crédibilité d’un accord qui encourage un mode de vie favorable au transport aérien. Ce mode de transport nourrit la cupidité de quelques-uns en ouvrant la voie à l’expansion infinie d’une industrie qui est fortement inégalitaire et qui compromet le bien-être de la planète et de ses habitants.

La croissance et la compensation ne sont pas la réponse à l’atténuation du chaos climatique.

Le nombre de personnes voyageant par Air India a augmenté de 18 % au cours de la période 2015-2020. Avec 470 avions supplémentaires, les vols entre les aéroports indiens et ceux d’autres pays d’Europe et d’Asie augmenteront dans les années à venir. La méga commande d’Air India remet-elle en cause la transition du secteur ?

La plupart des pays européens sont membres du « Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation » (CORSIA), notamment la France, l’Espagne et l’Allemagne (copropriétaires d’Airbus). L’Inde a contourné la phase pilote et la première phase du CORSIA en promettant d’y participer à partir de 2027. La France, l’Espagne et l’Allemagne, qui participent à la phase pilote de CORSIA depuis 2021, doivent encore faire preuve de cohérence en ce qui concerne les mesures de « réduction » des émissions de l’aviation [4]. Il est essentiel de reconnaître que la « compensation » des émissions de carbone est le nouvel alibi des pays et des industries qui s’excusent tout en continuant à polluer la Terre. Il est temps de réaliser que la compensation carbone n’empêche pas l’effondrement de l’environnement, mais qu’elle l’accélère. Quelle surface sera nécessaire pour compenser les émissions de ces 470 nouveaux avions ? Sur une planète aux ressources limitées, la compensation ne peut et ne doit pas être une option. L’accent doit donc être mis sur la « réduction » plutôt que sur la « compensation » [5].

Les points de vue exprimés jusqu’à présent pourraient inciter certains à poser la question suivante : « Suggérez-vous que tous les avions doivent rester au sol ? N’avez-vous pas vu comment le covid a menacé les industries de l’aviation et du tourisme ? Que voulez-vous à la fin ?

Nous ne suggérons évidemment pas que l’industrie de l’aviation soit totalement fermée et que les travailleurs de l’aviation perdent leur emploi. Nous ne suggérons pas non plus que les gens restent chez eux et s’interdisent complètement de voyager. Mais nous ne sommes pas non plus favorables à la croissance de l’aviation. Un entre-deux est possible.

Le « Fair Travel » comme nouveau modèle.

La croissance économique était bonne en 2022, même avec « seulement » 68,5 % du trafic aérien mondial par rapport à 2019 [11]. Cela indique que l’économie du trafic aérien peut fonctionner sans augmenter le trafic et donc ses émissions de GES. Cela nous invite à une réflexion autour du partage du ciel en réduisant le nombre de vols avec un objectif de « voyage équitable », à voyager avec discernement et à développer et entretenir les réseaux ferroviaires et d’autobus.

Le transport ferroviaire est l’un des modes de transport les plus accessibles, les plus abordables, les moins polluants (si l’on calcule l’impact des émissions des autres modes de transport sur la base d’un passager-kilomètre) et les plus répandus après la marche et le vélo ; il est donc essentiel d’évaluer le potentiel des chemins de fer pour contribuer à un transport équitable dans le contexte indien. 23 millions de passagers sont transportés chaque jour par les chemins de fer indiens, qui constituent le troisième plus grand réseau de transport en Asie [13]. L’industrie du rail est le plus grand employeur de l’Inde, avec plus de 1,23 million d’employés [14]. En plus de créer des emplois directs, elle génère également un nombre important d’emplois indirects par l’intermédiaire de leur chaîne d’approvisionnement, de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants. L’industrie aéronautique indienne, quant à elle, est relativement récente dans le pays. Elle emploie environ 250 000 personnes directement et indirectement. Ainsi, le nombre d’emplois générés par les chemins de fer indiens est nettement supérieur à celui du secteur aéronautique indien [9]. En outre, les compétences requises pour travailler dans les deux secteurs sont très différentes. Les chemins de fer indiens emploient un grand nombre de travailleurs qualifiés et non qualifiés, tandis que le secteur de l’aviation exige une formation spécialisée pour les pilotes, le personnel de cabine et d’autres fonctions techniques. La main-d’œuvre qualifiée n’étant disponible qu’à hauteur de 21,2 % [10], l’investissement massif dans le secteur de l’aviation, qui est à la traîne en termes de création d’emplois par unité d’intrant économique, exige un examen minutieux. Des analyses similaires peuvent être entreprises pour d’autres industries susceptibles de favoriser le passage au « voyage équitable ».

Le rapport du GIEC publié en mars 2023 avertit que seule une action rapide et radicale peut éviter des dommages irrévocables à notre planète [1]. Ce rapport est un signal d’alarme pour tous les pays et tous les secteurs afin qu’ils accélèrent leurs efforts en matière de climat le plus tôt possible. Notre monde a besoin d’une action climatique immédiate sur tous les fronts.
Après la crise du covid, l’industrie de l’aviation et du tourisme ont eu l’occasion de se métamorphoser en adoptant de nouveaux modèles économiques soutenables en s’émancipant de la croissance du trafic aérien et du tourisme de masse. Mais les décideurs n’ont pas su saisir cette opportunité et mettent à nouveau en péril ces deux secteurs car, penser une croissance infinie dans un monde fini est aberrant.
Il est donc nécessaire de sortir des sentiers battus. L’énergie et l’argent consacrés à la construction d’avions polluants devraient l’être pour construire notre avenir plutôt que d’accélérer la dégradation du climat et d’accroître d’autres injustices. Imaginez une méga commande historique de trains de Narendra Modi à Alstom ! Imaginez une méga commande historique de très petits véhicules électriques d’Emmanuel Macron à TATA ! Cela aurait pu être fabuleux !
Mais non… nous sommes coincés dans la préhistoire avec des avions et des modèles d’affaires anachroniques. Dommage que nos décideurs soient coincés dans les années 90.

C Balance et Les Ateliers Icare

Lien vers l’article original en anglais : https://aerodemain.org/breaking-news-air-india-orders-470-planes-to-airbus-and-boeing/

Références:

  1. https://www.weforum.org/agenda/2023/03/the-ipcc-just-published-its-summary-of-5-years-of-reports-here-s-what-you-need-to-know/
  2. https://stay-grounded.org/get-information/
  3. https://www.carbonbrief.org/the-carbon-brief-profile-india/
  4. https://www.icao.int/environmental-protection/CORSIA/Pages/CORSIA_participating_States.aspx
  5. https://www.icao.int/environmental-protection/CORSIA/Pages/default.aspx
  6. https://indianexpress.com/article/explained/explained-economics/air-indias-order-unpacked-biggest-order-for-passenger-aircraft-in-history-8447665/
  7. https://loksabha.nic.in/Questions/qsearch15.aspx
  8. https://indianexpress.com/about/air-india/
  9. https://www.timesnownews.com/business-economy/industry/employment-in-aviation-and-aeronautical-manufacturing-expected-to-rise-by-1-lakh-by-2024-article-93434453#:~:text=The%20Ministry%20of%20Civil%20Aviation,aviation%20is%20around%204%3A8.
  10. https://timesofindia.indiatimes.com/india/with-1-in-5-workers-skilled-india-ranks-129-among-162/articleshow/79769587.cms#:~:text=Barely%20one%20in%20five%20Indians%20in%20the%20labour,162%20countries%20for%20which%20this%20data%20is%20available
  11. https://www.iata.org/en/pressroom/2023-releases/2023-02-06-02/
  12. https://economictimes.indiatimes.com/news/air-india
  13. https://indianrailways.gov.in/railwayboard/view_section.jsp?lang=0&id=0,1
  14. https://www.businesstoday.in/latest/policy/story/5-big-challenges-indian-railways-faces-145335-2016-09-15
  15. https://timesofindia.indiatimes.com/topic/Air-India/news
  16. L’essentiel sur… l’Occitanie | Insee
  17. Aviation and Climate, a literature review to make future aircraft sustainable (isae-supaero.fr)

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